Approche clinique en sociologie

À une époque où le développement personnel, le coaching et la quête de performance individuelle sont omniprésents, notre société valorise plus que jamais l’individu. Cette évolution s’inscrit dans une transformation culturelle profonde : l’individualisme s’impose peu à peu face aux conceptions collectives des rapports sociaux. Selon le sociologue Robert Castel, ce mouvement reflète l’avènement d’une « culture psychologique », qui accompagne la dissolution des structures traditionnelles – familiales, communautaires ou politiques. Dans ce contexte, le mérite personnel, le travail sur soi et l’amélioration continue deviennent des leviers centraux de réussite, notamment dans le monde professionnel.

Cette mutation ouvre la voie à une nouvelle approche dans les sciences sociales : la sociologie clinique. Apparu dans les années 1980, ce courant donne une place centrale à l’expérience subjective des individus. Contrairement à la sociologie dite positiviste, qui cherche à expliquer les faits sociaux de manière distante et objectivable, la sociologie clinique s’intéresse au vécu des personnes, à leur histoire, leurs contradictions et à la manière dont elles font sens de leur réalité.

Polysémie du terme clinique 

Mais pourquoi parler de « clinique » en sociologie ? Le terme est emprunté à d’autres disciplines, en particulier la médecine et la psychologie, et il est porteur de plusieurs sens. Gilles Houle distingue trois grandes phases dans l’évolution de la notion de clinique : d’abord une approche naturaliste liée aux savoirs religieux ou aux sciences naturelles ; ensuite une phase expérimentale, où la médecine devient plus scientifique ; et enfin, une approche qualitative, centrée sur l’écoute de l’individu, notamment en psychanalyse et en sociologie clinique. C’est cette dernière qui permet de capter ce qui échappe aux méthodes classiques : les émotions, les non-dits, les récits de vie complexes.

Cette polysémie du terme clinique rend possible une approche interdisciplinaire, où les savoirs issus de la sociologie, de la psychologie et même de la psychanalyse se croisent pour mieux comprendre les réalités humaines. La sociologie clinique propose ainsi une nouvelle manière d’appréhender le sujet, en dépassant les limites des approches classiques.

Théorie du sujet

Historiquement, la sociologie s’est d’abord construite sur des bases positivistes, avec des figures comme Émile Durkheim, qui voyait l’individu comme un agent social conditionné par son environnement. Pour Durkheim, le social existe au-delà des consciences individuelles : il impose ses règles, ses normes, ses structures. Le chercheur doit donc observer les faits sociaux comme des « choses », c’est-à-dire avec une posture objective et distante. Cette approche s’inscrit dans un courant holiste, où l’individu est avant tout défini par le collectif.

En parallèle, un autre courant sociologique se développe en Allemagne avec Max Weber : la sociologie compréhensive. Ici, l’individu n’est plus simplement un agent façonné par la société, mais un acteur capable de sens. Weber insiste sur la nécessité de comprendre les motivations subjectives qui sous-tendent les actions sociales. Le chercheur ne doit pas seulement identifier des causes, mais aussi interpréter le sens que les individus donnent à leurs actes. On passe alors d’une logique déductive à une démarche plus interprétative, centrée sur l’individu.

Ces deux visions du sujet – agent ou acteur – posent les bases d’une opposition durable entre sociologie positiviste et sociologie compréhensive. La sociologie clinique, quant à elle, va au-delà de cette opposition en introduisant une troisième dimension : le sujet social et psychique.

Vincent de Gaulejac, l’un des fondateurs de la sociologie clinique, propose une lecture intégrative du sujet. Pour lui, l’individu est à la fois inscrit dans des déterminismes sociaux (classe, genre, origine, trajectoire) et habité par une vie psychique (désirs, conflits, traumatismes, rêves). Il n’est ni totalement agi par la société, ni complètement libre dans ses choix : il est traversé, ambivalent, en tension constante entre son monde intérieur et les normes extérieures.

C’est cette complexité que la sociologie clinique cherche à saisir, en s’intéressant non seulement aux structures sociales, mais aussi aux dimensions imaginaires, symboliques et émotionnelles des situations vécues. Cela implique une posture de recherche spécifique : la relation entre chercheur et enquêté est conçue comme une rencontre dialogique, où chacun participe à l’émergence du sens. Comme le souligne Fabienne Hanique, les enquêté·e·s deviennent eux-mêmes des sujets producteurs de connaissances sur leur propre situation. L’objectif n’est plus simplement d’analyser, mais de co-construire une compréhension du réel.

Cette méthode transforme le rôle du sociologue. Il ne se place plus au-dessus de son objet d’étude, mais entre dans une relation impliquée, réflexive, parfois même thérapeutique. L’enquête devient un espace de parole et de sens, où les récits de vie révèlent les tensions entre vécu personnel et logique sociale.

qu'est-ce que la sociologie clinique

En résumé

La sociologie clinique renouvelle profondément notre manière de penser les rapports entre individu et société. En refusant les oppositions traditionnelles entre objectivité et subjectivité, entre agent et acteur, elle propose une approche du sujet en tension, à la fois façonné par le monde social et traversé par des dynamiques psychiques. Ce courant offre ainsi des outils précieux pour comprendre la complexité des parcours de vie, notamment dans des contextes de souffrance, de transformation ou de rupture. Plus qu’une méthode, la sociologie clinique est une posture de recherche humaniste et engagée, qui prend au sérieux le vécu des personnes et la manière dont elles cherchent, chacune à leur manière, à faire sens de leur monde.